Pays de la Loire

Quand le Pouvoir d’Agir transforme l’action sociale

Quand le Pouvoir d’Agir transforme l’action sociale

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Texte : Apolline Tarbé / Photographies : Julien Borel

Publié le 28 février 2023 à 10h55 - Durée : 11 mn

Mercredi 24 janvier. Dans les locaux de l'espace culturel d'Arnages (72), une centaine de salariés de l'association Montjoie, qui regroupe plusieurs établissements médico-sociaux du département de la Sarthe, se retrouvent pour une journée de sensibilisation et réflexion coordonnée par la Ligue de l’enseignement, autour de la notion de "pouvoir d'agir". Médecins, patients, éducateurs spécialisés et directeurs des structures de l'association se questionnent ensemble : comment faire en sorte que les personnes accompagnées participent aux décisions qui les concernent ? Reportage.

Un participant consulte le programme de la journée “pouvoir d’agir”

Il est 13 heures, les salariés de l’association se retrouvent dans le hall pour le déjeuner. Les conversations portent sur les différents temps de parole qui ont rythmé la matinée. Les témoignages d’Axel et Céline, deux anciens habitants d’Appartements de Coordination Thérapeutique (ACT), ont particulièrement marqué les esprits. Leur histoire incarne l’ambition de Montjoie de “favoriser l’expression et la participation active et effective des personnes accompagnées”. Un axe désormais stratégique, qui ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de l’association.

Diffuser la culture du pouvoir d’agir

L’histoire de Montjoie remonte à 1947. Dans une France alors profondément meurtrie par les conséquences de la seconde guerre mondiale, cinq jeunes adultes fondent cette association pour s’occuper d’enfants victimes de la guerre : séparés de leur famille, pauvres, délinquants… Au fil des ans, l’association s’ouvre à de nouveaux publics autour de trois terrains d’action : l’insertion par le logement, l’accompagnement autour de la santé et des addictions, et la protection et l’accompagnement des enfants. Chantal Dissais, membre du bureau, égrène quelques chiffres en nous racontant l’histoire de Montjoie. 75 ans après sa création, l’association compte 650 salariés et dispense ces parcours de soin et d’accompagnement auprès de milliers de personnes sur une soixantaine de sites dans l’Ouest de la France. Parmi ces structures : des Centres d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA), des Centres de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA), des Communautés Thérapeutiques, des Centres Éducatifs… “Une diversité incroyable de prise en charge”, résume l’administratrice.

Chantal Dissais, membre du bureau de Montjoie

Cette variété des structures et des modalités d’accompagnement représente un défi de taille pour l’association. “On avance pas tous au même niveau”, commente Chantal Dissais. Ainsi, les réflexions et les expériences de certaines structures peuvent mettre du temps à essaimer dans le réseau.

“Une diversité incroyable de prise en charge”

Mais lorsqu’un CADA se forme au sujet du pouvoir d’agir, la thématique résonne immédiatement auprès des élus. Chantal Dissais se souvient : “ça nous paraissait être une question très importante : comment nos usagers peuvent-ils s’auto-saisir, avec l’aide des professionnels de terrain, de ce qui se passe pour eux aujourd’hui et maintenant, et ce quel que soit le lieu où ils sont accueillis ?” Le conseil d’administration juge alors qu’il faut “diffuser cette culture du pouvoir d’agir sur tous les sites”, et organise cette journée de sensibilisation et partage d’expérience. L’association est déjà convaincue que le pouvoir d’agir peut contribuer à mettre en actes ses deux valeurs phares : la sociabilisation et le respect de la dignité de la personne.

Une révolution culturelle et organisationnelle

Car c’est bien de la dignité des personnes accompagnées dont il s’agit. Les situations d’addiction, d’exclusion ou de pathologie que connaissent les publics des structures Montjoie provoquent bien souvent la perte d’estime et de confiance en soi. Associer ces personnes aux décisions qui impactent directement leur vie peut alors leur permettre de reprendre une certaine emprise sur leur quotidien. Julien Talpin, chercheur en science politique au CNRS, définit ainsi cette dynamique : “le pouvoir d’agir, c’est de dire qu’en faisant à la place des gens, ils ne sortiront jamais de leur précarité, de leur isolement, de leur pathologie. C’est s’organiser collectivement pour que les personnes les plus marginalisées de notre société sortent de la précarité et reprennent du pouvoir sur leur vie”.

Julien Talpin, chercheur en science politique au CNRS

Dans un premier temps, la prise en compte des personnes accueillies dans la vie de la structure peut porter sur des sujets anodins : le choix d’une activité ou d’un menu, par exemple. Les conséquences de cette participation ne sont pour autant pas à prendre à la légère. “Des petites victoires redonnent confiance”, assure Julien Talpin. “En regagnant des prises sur leurs problèmes immédiats, les personnes peuvent ensuite s’attaquer à d’autres enjeux de plus grande ampleur”.

“Des petites victoires redonnent confiance”

À l’heure actuelle, cette implication des personnes accompagnées est encore très marginale dans les structures médico-sociales. Et pour Julien Talpin, la mettre en place ne représente pas moins qu’une révolution culturelle et organisationnelle. Et pour cause : la notion de pouvoir d’agir chamboule la culture professionnelle du personnel médical et social, qui doit sortir de la posture “sachante” pour accorder de la place aux usagers. Les instances de gouvernance des structures sociales sont également à repenser entièrement, comme le souligne le chercheur : “dans les conseils d’administration des structures sociales, les premiers concernés n’ont pas la parole. Donc la question, c’est quelle place on leur fait pour qu’ils résolvent eux-même leurs problèmes”.

“Dans les conseils d’administration des structures sociales, les premiers concernés n’ont pas la parole”

Ces nouvelles manière de faire sont d’autant plus dures à instaurer qu’elles vont à l’encontre de la dynamique institutionnelle à l’oeuvre dans le secteur médico-social. Depuis des années - et notamment depuis la promulgation de la loi du 2 janvier 2002 sur l'action sociale et médico-sociale ; la professionnalisation des structures rétrécit leurs marges d’autonomie.

Patricia Coradetti, directrice d’Appartements de Coordination Thérapeutique (ACT) et d’une Équipe Mobilité Santé Précarité (EMSP), a vécu ce glissement : “à l’époque, je travaillais auprès d’usagers atteints du VIH. Nous avions beaucoup de bénévoles pour les accompagner. Donc le pouvoir d’agir existait de fait entre pairs, au sein des communautés et des accompagnants”. C’est en s’ouvrant à de nouvelles pathologies que le rapport au soin de sa structure va radicalement changer : “désormais, on fait partie d’un établissement médico-social soumis à des obligations, dans un secteur concurrentiel. Le travail est devenu plus contraint, avec de moins en moins de place pour la spontanéité, l’expérimentation…” Dans cette nouvelle configuration, elle regrette que les professionnels de sa structure agissent trop souvent à la place des patients, au lieu de les aider à s’émanciper.

Patricia Coradetti sensibilise activement ses salariés à l’implication des personnes accueillies, en les interrogeant sur les attentes des personnes. “Pourquoi faire à leur place ? Pourquoi ne pas leur demander leur avis ?” Elle rappelle : “ce n’est qu’en les laissant agir et gérer leur vie qu’ils pourront être autonomes et sortir de l’impuissance”.

Patricia Coradetti et Audrey Beaudoin à la journée Pouvoir d’Agir

Sa collègue Audrey Beaudoin, directrice d’un Centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) et d’un Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD), a connu le même changement dans ses établissements. Elle témoigne : “à l’époque, les structures avaient la liberté de proposer des innovations testées chez elles. Le principe des appels à projet a inversé la logique : l’État attend de nous telle ou telle modalité d’accompagnement. On nous demande d’innover dans un cadre très normé”.

“On nous demande d’innover dans un cadre très normé”.

Toutes deux sentent néanmoins que le vent est en train de tourner en faveur de l’autonomisation des patients ; et sont ravies de bénéficier d’une journée de sensibilisation pour continuer à former leurs équipes et glaner de nouvelles idées pour leurs structures.

Pouvoir agir pour pouvoir avancer

Tout l’après-midi, des ateliers thématiques organisés par différentes structures du réseau permettent de partager leurs bonnes pratiques. Sur chacun d’entre eux, des personnes accueillies témoignent de la façon dont leur implication dans le quotidien de l’établissement a changé leur vie.

Témoignage d’une professionnelle et d’une personne accueillie lors d’un atelier thématique

Il y a Céline, atteinte de polynévrite alcoolique, qui ne savait plus gérer le moindre aspect de son quotidien lorsqu’elle est arrivée en appartement thérapeutique. Après avoir bénéficié d’un parcours d’éducation thérapeutique, elle se forme à son tour, aux côtés des professionnels, pour devenir bénévole au sein des appartements thérapeutiques. Quelques mois plus tard, elle contribue à la création d’un diplôme universitaire de pair-aidance qu’elle est la première à obtenir à Nantes.

Céline, ancienne habitante d’un appartement thérapeutique et pair-aidante

Il y a Axel, jeune mal-voyant qui a habité 18 mois en appartement thérapeutique avant de suivre la même formation pour co-animer les stages d’éducation thérapeutique des patients qui lui succèdent. Il y a Antoine, Adam et Nolan*, jeunes mineurs résidant en Centre Éducatif Fermé (CEF), qui retrouvent leur capacité d’expression grâce aux réunions des résidents et aux ateliers artistiques conçus pour eux. Il y a Aurore, Thierry et Nicolas, qui vivent en communauté thérapeutique avec d’autres personnes luttant contre leurs addictions, et qui redécouvrent leur autonomie en écrivant leur projet personnel et celui de la structure au quotidien.

Axel, ancien habitant d’un appartement thérapeutique et pair-aidant

Leurs témoignages livrés sans filtre cristallisent parfaitement la notion de pouvoir d’agir. Les usagers s’expriment en leur nom, ils sont écoutés par ceux qui les accompagnent, et ils infléchissent la culture des établissements en bousculant les professionnels.

Leurs histoires bouleversantes permettent de tirer cinq apprentissages utiles à toute structure médico-sociale :

  1. Pour être réel, le pouvoir d’agir doit d’abord concerner un périmètre très étroit.

Autrement dit par Nicolas, “le pouvoir d’agir, c’est déjà le pouvoir d’agir seul”. Dans son cas, la première étape a été d’entamer un processus de soin : “c’était ma décision, j’étais le seul à pouvoir la prendre. J’avais envie de reprendre ma vie en main”. Cette volonté se matérialise alors dans l’élaboration d’un projet individuel, conçu avec l’aide des professionnels de la structure. “Plus que des mots dans un tableau, ça a été pour moi un cap”, explique-t-il. “Ce sont mes choix, mes décisions pour reconstruire mon avenir”.

Nicolas, résident en Communauté Thérapeutique

De la même manière, c’est l’espace laissé à l’expression individuelle - et notamment artistique - qui permet à Antoine, Adam et Nolan de renouer avec leur vie. Le premier a construit son propre vélo grâce à l’aide de ses éducateurs ; tandis que ses camarades écrivent régulièrement du rap qu’ils enregistrent en studio au sein du centre éducatif. Leurs textes sont sans équivoque :

“Arrivé en CEF les idées déplacées, personne me comprenait…

J’ai compris mes erreurs, j’irai pas en prison pour mineurs,

Direction Le Mans, terminés les jugements”

  1. Le pouvoir d’agir repose sur la construction d’une parole collective, dans des espaces informels.

C’est en portant un message unanime et représentatif que les usagers peuvent avoir du poids face aux professionnels de leur structure. Pour y parvenir, il leur faut bénéficier de temps d’échange entre pairs. C’est grâce au cadre informel que ces moments restent accessibles et inclusifs. “Chacun peut le faire, y compris en ayant recours à des formats ludiques, nourris par l’éducation populaire”, encourage Julien Talpin.

“Ayez recours à des formats ludiques, nourris par l’éducation populaire”

À ce stade, il est essentiel que l’ensemble des personnes accueillies se sente légitime de parler. Bien souvent, c’est l’entre-soi qui permet cette désinhibition. Au centre éducatif fermé, les jeunes se retrouvent toutes les semaines sans leurs éducateurs pour parler librement de leurs envies et leurs besoins. À la Communauté Thérapeutique de Pré-en-Pail, les résidents ont récemment réclamé la création d’une instance sans professionnels. Une demande saluée par Bernard de Sevin, directeur de la structure : “notre travail, c’est de poser les conditions et de créer les instances pour que le dialogue se fasse. Nous devons être présents, mais savoir se retirer”.

  1. Dans un second temps, la parole des usagers doit investir les instances officielles des structures médico-sociales.

Ce détail chronologique a toute son importance. “Si on fait tout d’un coup, rien ne marche” met en garde Julien Talpin. Il démontre : “les personnes les plus précarisées n’ont pas l’habitude de ce type d’espace. Si on leur propose directement de participer au conseil d’administration de leur structure, jamais ils ne prendront la parole, jamais ils n’auront le pouvoir, et ça nourrit derrière une résignation et un retranchement sur les problèmes individuels”.

Ce n’est qu’une fois que la parole collective est clairement construite, et les usagers en confiance, que leur présence au conseil de la vie sociale et au conseil d’administration prend tout son sens. Néanmoins, “quand il y a trente professionnels pour deux usagers au conseil d’administration, c’est compliqué pour eux de faire entendre leur voix”, avertit Julien Talpin. Ces personnes deviennent alors souvent des “patients-alibis”, note Patricia Coradetti. Pour être équilibrées, les instances de gouvernance doivent accorder une réelle représentativité aux personnes accueillies.

  1. En accordant des victoires et en accueillant le changement, les structures redonnent confiance à leurs usagers.

Dès lors que la parole des personnes concernées a émergé, il faut lui donner suite. “Si la direction dit non à tout, ils ne reviendront pas”, reconnait Patricia Coradetti. Octroyer des succès à certaines revendications très concrètes des usagers peut être déterminant. Car sans petites victoires, il est impossible d’envisager qu’il y en aura des plus grandes.

Thierry, résident de la communauté thérapeutique

Au sein de la communauté thérapeutique, les professionnels prennent soin de répondre à toutes les remarques des habitants. Une écoute attentive qui a manifestement fait toute la différence pour Thierry, qui témoigne : “Il y a eu la découverte des premiers échanges par les ateliers en matinée, les groupes de parole. Et là, je suis surpris : nous sommes écoutés, entendus, on nous répond avec tolérance. Au fil des jours, je constate qu’on a pris des notes, auxquelles on donne suite ou pas. Il n’y a pas de jugement, pas d’ironie. De la justesse, de la compréhension. J’avais donc une liberté d’expression comme un citoyen peut l’avoir par les urnes. D’un premier mois en mode silence radio, j’ai petit à petit monté le son. Je prenais place dans le groupe, je reprenais confiance en moi, la sérénité revenait”. Il conclut, devant un public touché : “et puis je suis là devant vous, aujourd’hui. Que de chemin parcouru”.

  1. La transformation due au pouvoir d’agir dans l’action sociale sera individuelle, collective et politique.

À l’échelle individuelle, il est évident que la capacité d’action des personnes accueillies leur redonne une estime qui n’était plus. “J’ai retrouvé ici du savoir faire et du savoir être, perdu depuis plusieurs mois”, déclare Thierry. “Il en émane de la sérénité, de la confiance. Il en découle des fondations pour un meilleur futur. Le pouvoir d’agir, c’est pouvoir avancer”.

“Il en émane de la sérénité, de la confiance”

Mais au delà de cette transformation personnelle, la révolution du pouvoir d’agir est collective. En passant d’un rapport de soin vertical et individualisé à un échange fructueux entre pairs et professionnels, c’est toute la communauté de soins qui s’agrandit. Et au passage, les usagers sont valorisés et trouvent une nouvelle fonction sociale qui redonne un sens à leur vie. C’est ce qu’ont découvert Axel et Céline, en accompagnant à leur tour des patients qui n’y croyaient plus. C’est également ce que vit Nicolas au sein de la communauté thérapeutique : “notre avis, nos décisions auront des répercussions sur les futurs résidents. Lorsqu’on est consultés, on pense à nous, mais on pense aussi aux personnes qui viendront après nous. Ça rend nos décisions encore plus importantes et ça permet une forme de projection. Le fait de nous associer aux choix et aux orientations nous responsabilise, nous valorise. Ça nous donne de l’importance. On retrouve ainsi une forme de dignité et un sens de la citoyenneté”.

Ateliers thématiques autour du pouvoir d’agir

Mais au bout du compte, les changements dûs au pouvoir d’agir dans l’action sociale sont profondément politiques. La voie suivie par les usagers, de leur situation personnelle à la parole de groupe, permet souvent de dénicher l’origine structurelle et institutionnelle des problèmes qu’ils rencontrent. Chemin faisant, les parcours individuels se réparent, et les dynamiques de groupes s’améliorent. Puis, en faisant remonter ces situations dans les instances de gouvernance des structures, c’est tout le travail social qu’ils transforment. Car ils invitent à dépasser les cas particuliers pour traiter les racines des problèmes, et à renverser le paradigme de l’accompagnement. “C’est précisément ça, le pouvoir d’agir”, conclut Julien Talpin. “Par le processus d’amélioration du quotidien et une implication active des premiers concernés là dedans, eux-mêmes en sortent transformés bien au-delà des problèmes qui les avaient mobilisés au départ”.

*les prénoms des trois jeunes ont été modifiés

Les enquêtes de la Ligue

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Texte : Apolline Tarbé / Photographies : Julien Borel

Publié le 28 février 2023 à 10h55 - Durée : 11 mn

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  • Chantal Dissais, administratrice de Montjoie
  • Julien Talpin, chercheur en science politique
  • Patricia Coradetti, directrice médicale d’un Appartement de Coordination Thérapeutique
  • Audrey Beaudoin, directrice d’un CSAPA et d’un CAARUD
  • Axel et Céline
  • Thierry, Nicolas et Aurore

Entrer en contact :

  • Chantal Dissais : cdissais@wanadoo.fr
  • Sarah Garrido, responsable du pôle Action Sociale au centre confédéral de la Ligue de l'enseignement : sgarrido@laligue.org